Je suis la tache rouge, à la trace.

J’ai revu ma tache rouge.

Hier soir en pleine nuit. Je l’ai cherchée et je l’ai trouvée. Combien de temps va-t-elle rester là ?

La première fois c’était en 2006.

C’était mon quartier. Il se construisait, moi aussi. Mais on se construit sans arrêt en se déconstruisant en même temps.

J’habitais ce petit endroit avec un jardin, devant lequel je suis aussi passée : il reste le cerisier et le poirier volé au Luxembourg le jour de la tempête de 1999 . Il gisait là, par terre et je l’ai pris puis planté dans mon jardin.

Hier soir ses branches dépassaient du vieux mur. Peut être fait-il des fruits qui murissent maintenant.

Quant à la tache rouge à peine l’avais-je aperçue qu’une voiture est arrivée et a voulu se garer dessus.

Je lui ai fait un signe pour lui demander de reculer.

Le type m’a souri

J’ai pu prendre une photo.

Le quartier a changé, encore et encore.

On ne voit plus rien de la gare d’Austerlitz.

Les petits arbres plantés en ligne sur l’avenue de France, des ginkos biloba sont devenus un peu plus grands mais pas tellement.

Les ginkos poussent lentement. C’est peut-être pour ça qu’ils résistent à tout, même aux bombes atomiques. Ils prennent le temps d’être solides.

La tache rouge aussi résistera à la bombe atomique du temps apparemment. Moi non.

Certaines maisons de mon nouveau village se construisent en une semaine.

J’ai pris aussi la rue Watt . La pauvre, elle ne ressemble plus à rien. On y entre au pied d’un gigantesque mur aveugle et sombre, comme par un petit trou à rat en bas d’une plinthe.

Je suis passée devant la salle de gym où l’on faisait de la savate comme le professeur Tournesol.

Je suis passée sur ma tache rouge. Je suis passée et j’ai failli pleurer en revoyant la tache rouge. Mon vélo n’est plus le même, mais sur mon vélo je ne sens pas le temps qui passe.

Je suis portée par mon vélo . Dans l’eau aussi . Je nage comme avant et je pédale comme avant.

Je pourrais aller au bout du monde. Je me trompe. La réalité est différente , et on va dire qu’hier soir elle me semblait inexistante. J’étais dans un rêve.

J’avais bu du vin chez mes amis d’Ivry, et je volais sur mon vélo.

Ivry et Paris ne sont plus si séparés. Il y a des achoppements, des hics et des travaux partout, mais il reste des choses intéressantes.

Il parait que l’on a fait des fouilles au bord de la Seine et qu’en creusant le sol d’un mètre cinquante de profondeur on a trouvé les traces d’une maison en bois datant d’il y a plus de 4000 ans.

Ça fait environ 1mm d’épaisseur de matière qui s’est posé chaque 3 ans, sur le sol de cette maison. Si elle était restée debout on verrait encore son toit. Mais les choses s’enfoncent-elles ou se recouvrent-elles ?

Alors si nous avions encore les pieds sur terre, ma tâche rouge se trouverait logiquement à 5 millimètres de profondeur, et je ne l’aurai pas retrouvée, elle aurait été absorbée par le temps. Les matières modernes ne laissent pas passer le temps. Elles le rendent seulement un peu laid, alors on n’aime plus le temps qui passe, et on ravale tout, nos visages aussi.

Sauf ma tâche rouge, mais elle a un statut spécial, celui de l’accident.

Les fumées de l’usine d’incinération brillaient dans le ciel comme de grands nuages éclairés qui filaient à toute vitesse au-dessus des immeubles neufs, comme si c’étaient eux qui bougeaient, comme de grands navires.

J’avançais dans l’autre sens, à contre sens de mes souvenirs. Tout est à l’envers, mon trajet n’est pas raconté dans le bon ordre, j’en remets un peu : Ivry, la rue watt, le club de gym, la rue du dessous des berges, la rue de Tolbiac, le pont de la rue de Tolbiac, disparu, l’avenue de France, la vue sur la chapelle de la Salpêtrière que l’on ne voit plus, la tache rouge apparue alors que je pensais qu’elle n’était plus, arrêt. Pause.

Les immeubles nouveaux, immenses et pesants.

Tous brillants avec des cafés vides en bas.

La tache rouge ne perd même pas de sa vigueur. Tandis que les lignes jaunes sont devenues très pâles. Puis on les a effacées pour les remplacer par des blanches formants des espaces trapézoïdaux réservés aux moto

On la reconnait bien, la tache rouge, elle semble immuable. Pourquoi a-t-on effacé les lignes jaunes mais pas la tache rouge ?

A quoi était destinée cette peinture rouge ?

Je me demande qui a laissé son pot se renverser. Il n’y a pas de rouge dans les rues alentour. Je me demande si celui qui l’a fait repasse aussi pour voir la trace qu’il a laissé sur le monde.

Je me demande si je repasserai voir ma tache rouge et dans combien de temps.

Les accidents laissent plus de traces que le reste. Ils sont violents et violent le temps.