En commençant mon texte je me demande comment s’écrit ce mot, celui qui désigne l'outil dont je me sers en ce moment. Après avoir mis un « x » à son bout, je me dis que non, ça ne doit pas être ça, une faux, comme un faux ? Un faux en écriture ? Et bien si. La faux s’écrit comme « faux ». Le X coupe ses lignes, et on peut dire que la faux aussi coupe. C’est son rôle. Je me sers d’une faux mais je ne suis pas la Mort, avec sa faux sur l’épaule comme une menace, et à notre époque dite moderne, il faudrait armer la Mort d’une Tondeuse et non pas d’une Faux.
Je n’ai pas de tondeuse car je crois que j’ai été un peu traumatisée par cette machine. Là où nous habitions avant, il fallait « tondre » sans arrêt si nous ne voulions pas disparaitre dans la jungle. Le pays où nous étions est extrêmement fertile, c'est la vallée de l’Adour, et ça poussait là-bas, je peux vous assurer. Mais j’avais des réticences, je laissais de grandes zones sauvages, je me traçais des chemins dans le jardin, c’était très beau. Ici, au bord de la Seine, le sol est sableux et ces dernières années, le temps sec n’a pas fait pousser en excès la végétation du jardin. J’étais ravie, ouf, plus de tondeuse. Mon voisin passait de temps en temps, avec son tracteur-tondeuse et je le dirigeais, car je ne voulais pas qu’il tonde tout, et puisque son jardin à lui ressemble à une moquette bien propre, j’avais raison de le surveiller. Cette année comme nous avons pu le constater, il pleut sans arrêt. En revenant d’une absence de 15 jours, je me suis retrouvée avec un début de jungle. Mais j’avais pris les devants, et apporté de Villebrumier, la Faux, celle dont personne ne sert plus là-bas. Les débuts ont été un peu difficiles, et je me souvenais sans arrêt de ce passage de « Guerre et Paix » [1] où Tolstoï, décrit le « maitre » (lui en l’occurrence car ce passage est forcément autobiographique) qui vient prendre part aux moissons, en venant faucher en même temps que ses paysans. Il ne veut pas, devant eux, se mettre dans une fâcheuse, position. Faucheuse pourrait-on dire. Il raconte sa souffrance pour se mettre à leur niveau, pour arriver à prendre le geste qu’il faut, pour pouvoir faire sa ligne au même rythme que les autres, pour ne pas montrer sa fatigue. C’est un moment qu’il attend et qu’il redoute, celui de sa participation tous les ans aux moissons, et c’est un challenge pour lui, le maitre, l’intellectuel, de pouvoir garder la face devant ses serfs. [2]
Puis le rythme venant, il se laisse aller au geste, il ne pense plus à rien, qu’aux mouvements de son corps et à ce blé qui tombe, qu’à cette chaleur, cette sueur, il est en plein dans l’action, comme les autres, en transe, le bruit sec et crissant de la faux, les tiges de blé qui s’écroulent, la fin de la ligne qui arrive… Il faudrait mieux que je retrouve le passage. Il y a des faux partout dans les mots que j’emploie. Normal, la mort nous fait vivre. Donc petit à petit, je fauche mon jardin, mais je laisse ce que je veux, et cette année il y a des fleurs partout, des fleurs nouvelles, que je n’avais pas vues les années précédentes. Et beaucoup d’insectes et de vie dans mon jardin, à part les hérissons qui ont disparu cette année, ce qui me rend très triste.
Ainsi, dès que j’ai envie d’action, je quitte mon ordinateur et je fauche un peu. J’aiguise ma faux, je la rafistole, je m’en occupe, et je suis ravie de ne pas être à la merci d’un outil électrique puant et bruyant, et qui tombe en panne, fatalement. J’avais déjà fait l’apologie de la scie à main, un hiver à Labatut, alors que Jürgen était parti en même temps que la tronçonneuse. [3]
Vous vous demandez pourquoi Edgar Morin fait partie du titre de ce texte. Et bien parce qu’il n’est pas mort. Son anniversaire de 100 ans donne lieu à presqu’autant de bruit médiatique que s’il l’était. Je ne sais pas ce qu’il ressent en ce moment, mais c’est sûrement troublant d’assister à cela, comme si vivant, on pouvait assister au remue-ménage que déclencherait sa propre mort.
Ce qui est choquant ce n’est pas cela mais justement le contraire : le fait qu’il faut généralement être mort que pour les gens parlent de vous. Il y a un nombre de personnages incroyables qui ne deviennent célèbres qu’après leur mort. Et j’ai toujours été mitigée lorsqu’à la radio, sur France musique en particulier, j'écoute les programmes des journées consacrées à « untel » juste parce qu’untel est mort la veille. Ça aurait été sympa de faire des journées « untel » de son vivant non ? Il aurait peut-être été content, « untel » qu'on parle de lui ? Mais on touche justement le point qu’il faut : s’il avait été vivant on n’aurait pas pu faire ce que l’on voulait de lui. Le mort, il peut enfin nous appartenir, on s’approprie son œuvre, on dit pratiquement ce qu’on veut, il ne risque pas de venir nous emmerder. Et la gloire revient à celui qui fait la biographie, qui fait l’article, qui fait l’émission, etc. L’autre n’en a plus besoin. Donc 100% de notoriété pour moi cette fois ci. Moi qui sais reconnaitre les mérites de ce personnage qui vient de mourir.
Par exemple Brancusi ne voulait absolument pas que ses sculptures soient exposées seules, et le comble de l’horreur pour lui c’était qu’une de ses sculptures soit posée dans un salon, ou une galerie, comme un « objet d’art ». Il voulait que ses sculptures soient montrées toutes ensembles sur les socles qu’il fabriquait et c’est aussi lui qui les prenait en photo. Il voulait qu'elles soient montrées comme un ensemble, une œuvre complète et cohérente. Il ne voulait pas être coupé en petits morceaux. Vous pensez bien qu’après sa mort on a fait exactement le contraire de ce qu’il voulait. Voilà, c’est un exemple extrême, et en effet c’est souvent difficile de respecter les souhaits des gens, quand ils ne correspondent pas aux vôtres. Donc Edgar Morin, que je ne connais pas depuis trés longtemps, et qui semble être un type formidable, n’est pas encore mort. Bravo Edgar, et j’espère que ces jours de gloire vous plaisent, et ne vont pas accélérer le processus du temps. Vous êtes l’exception qui confirme la règle. Ce type qui a 100 ans et qui devrait s’en foutre de ce qui se passe dans les années qui viennent (après moi le déluge...) est extrêmement impliqué dans l’avenir de l’homme, de notre monde, des gens, de tout, car il sait que tout est lié et qu’on ne peut pas être humaniste sans être écologiste, mot qui a malheureusement tendance à se transformer en systèmes économiques et politiques peu vertueux. Bref il est copain avec Pierre Rabhi, et, avec ma (vraie) faux et mon jardin.
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