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jeudi 14 avril 2022

« Ne pas jeter » ou la valeur de l’art

 

« Ne pas jeter » ou la valeur de l’art 
 
Ma première « série » artistique s’est appelée « ne pas jeter »
Je n’avais pas encore de vrai atelier dans les années 90 et j’habitais à Paris dans un appartement. Ma cuisine me servait d’atelier. Du coup, je fabriquais beaucoup de choses à Villebrumier quand j’y venais en vacances.
Mon père n’était pas ravi-ravi que j’utilise ses outils et occupe l’atelier qui est un très joli endroit avec une verrière donnant sur la vallée du Tarn. Avant d'avoir cette fonction, cette pièce servait d'écurie pour le cheval de mon grand-père dont le nom m’échappe, celui du cheval, mais dont ma mère m’a souvent parlé. Le sol est en galet, il y a des établis et des tas de trucs récupérés et gardés au fil des ans. Planches de bois de toutes sortes, clous, ferrailles forgées anciennes, et d’autres choses plus modernes tout aussi utiles ou inutiles. Mon père a eu différentes façons de ranger tout ça, car à l’atelier, le nerf de la guerre c’est le rangement même si pour un non initié, cela ressemble plutôt à du bordel.

Il y a eu l’époque « ricoré » où tout était rangé dans les fameuses boites jaunes, qui décoloraient au fil des ans pour devenir presque blanches. Mais j’imagine que ce n’était pas si commode d’attraper les vis ou autres petits objets au fin fond de ses boites assez profondes et au bord coupant, car mon père a changé de tactique et a remplacé les boites en fer blanc par des boites de crèmes glacées en plastique. Plus commode en effet mais avec le soleil et la chaleur le plastique se délite complètement, et il faut les remplacer régulièrement. Ça lui donnait l’occasion ou le prétexte de se gaver de glace au praliné son parfum préféré. Mais je m’éloigne du sujet, car on pourrait parler longtemps de la consommation de glace à Villebrumier.
Donc un été je commence à fabriquer des choses avec des morceaux de bois récupérés, d’époques, de formes, et d’essences diverses, abimés, rafistolés, peints et repeints, avec des couleurs et des matières hallucinantes. L’histoire de la maison et des gens qui y avaient habité était là, écrite sur ces bouts de bois. En particulier l’incendie de la maison d’André et Pascaline, sur des planches noircies, puis les différents travaux, les changements de volets, les meubles qu’on avait toujours vus entier mais dont on reconnaissait tout d'un coup les morceaux...
 
 
La première chose que j’ai faite a été un genre de petite table, objet hybride, mi tableau mi meuble, je ne sais pas trop pourquoi j’avais fabriqué ce truc dont je me sers maintenant comme table d'appoint. Puis j’avais créé un tableau, en assemblage de morceaux de bois toujours, mais à plat. Avant de repartir à Paris j’avais noté au crayon sur les deux objets « ne pas jeter », car j’avais peur de ne pas les retrouver en rentrant.
Pourquoi me direz-vous ? Et bien parce que mon père avait déjà démonté et jeté des grandes lampes en bambou que j’avais faites, et à ma grande stupéfaction j'avais retrouvé mes bambous transformés en tuteur de tomates au potager. J'étais furieuse. Parce que ma mère ne supportait pas que je mette des bouts de bois dans la maison car les soi-disant insectes xylophages entraient avec eux dans la sacro-sainte maison. Parce que ma mère est une jeteuse et que nombre de mes affaires avaient déjà disparu sans que l’on me pose la question de savoir si je voulais les garder ou pas. Il faut dire qu’elle répétait ce que son père lui avait fait : un jour il avait donné une partie de ses poupées « aux pauvres », alors que, même si elle était « grande », (mais pas adulte), il aurait évidemment dû lui en parler. Mais surtout ce n'était pas à lui de le faire, point. Pourquoi répète-t-on sur les autres les actes subis qui nous ont fait souffrir ?
La seule façon d’arrêter le processus est d’en parler, de comprendre et de mettre ça devant ses yeux, puis derrière soi, pour de bon.
Bref donc cette peur que j’avais, je l’avais inscrite sur mes objets.

Puis aux vacances suivantes, ouf tout était encore là et je me suis jetée dans le travail de cette série de tableaux avec des morceaux de bois et de ferrailles qui trainaient dans l’atelier. J’étais vraiment contente de mon travail, c’était la première fois, mais sans l’avoir aucunement prémédité, que je me lançais dans un acte artistique qui était vraiment singulier et qui allait un peu au fond des choses.
Par contre, aux vacances d’après, j’ai retrouvé quelques-uns de mes tableaux mutilés : mon père leur avait arraché des bouts de bois qui étaient trop « précieux » pour moi, c’était les siens, il ne voulait pas me les donner, et  il avait fait ça en loucedé, profitant de mon absence. Nous nous sommes vraiment engueulés comme d’habitude, j'ai piqué une crise, tout était si difficile avec lui, en particulier sa jalousie à propos de ma créativité, que je ne pouvais pas comprendre, que je refusais d'accepter et qui bien sûr me dévastait. Je ne savais pas que des parents pouvaient être jaloux de leurs enfants.
Après cela, je crois que mon père a eu des remords car il a accroché un de mes tableaux en bonne place au-dessus de la grande cheminée de la bibliothèque, puis il les a tous mis « en exposition » dans le garage, même ceux dont il avait arraché des morceaux. Mais avec mon père c’était ça tout le temps, car sa jalousie à mon égard était parfois, mais rarement contre balancée par de l’admiration, mitigé d’une maladresse monstrueuse. C’était électrique entre nous, on se battait tout le temps.
Tandis qu’avec ma mère c’était le royaume du non-dit. Encore pire.
 
 
 
 Tout ça pour dire que l’angoisse du « ne pas jeter » me taraude encore et toujours. J’ai peur de ce que vont devenir toutes mes œuvres. J’ai peur que tout finisse à la poubelle, qu’après ma mort tout disparaisse. Je donne ma vie mon corps mon âme pour ce que je crée mais je ne suis pas sûre que tout ça ait de la valeur, finalement. Ça en a tout au fond de moi bien caché, une valeur « folle », qui n’a aucun rapport avec ce que pensent les autres.
La valeur que je confère à ce que je fais ne pourra jamais atteindre celle que les autres pourront lui donner un jour, aussi haute soit-elle, si ça arrive. Je pense que la valeur des œuvres d’art d’un artiste est comparable à celle que ne peut pas donner un parent pour son enfant[1]. Une non-valeur, puisqu’elle est indicible, irrationnelle, impossible à arrêter.

Mais j’ai une fragilité en plus, qui vient de mon histoire personnelle, même si je crois que je ne suis pas la seule artiste dans ce cas. Je n’ai jamais eu la reconnaissance dont j’avais besoin de la part de mes parents. On ne m’a jamais dit que ce que je faisais était bien, on ne m’a pas félicité et cela sans doute parce qu’on ne pensait pas que j’en avais besoin, et puis parce qu’on ne félicitait pas les enfants dans notre " milieu ". 
Comment faire comprendre que le doute habite « l’artiste » et que c’est justement ça qui le fait avancer ? Que ce doute doit être contre balancé de reconnaissance si non la vie devient beaucoup trop difficile. La reconnaissance n’est jamais suffisante pour satisfaire l’artiste, comme le doute n’est jamais suffisant pour arrêter le processus de création, puisque celle-ci est nécessaire à l’artiste, mais au bout d’un moment, sans soutient, il n’a peut être plus la force de créer. La reconnaissance si elle n’est jamais là, le fragilise et fini par le tuer. L’histoire de l’art est bourrée de cas de morts prématurées. En même temps, elle est difficile à recevoir cette reconnaissance car elle ne correspondra jamais à la valeur que l’artiste donne à son œuvre. Mais il faut s’en contenter, et si on en a, c’est mieux que rien, et aide à continuer à vivre (et à créer).

                 Ne pas jeter, merci.
 
 
 [1] Je me souviens d'une histoire dans « Out of Africa » : Les parents africains négocient d'une façon très rationnelle le prix que Karen Blixen doit payer en remplacement de l'enfant qu’ils ont perdu et qui donc ne pourra plus rapporter d'argent à la maison. Cet enfant avait été tué dans un accident alors qu’il travaillait dans l’exploitation agricole qu'elle avait au Kenya.
Mais c'est ce que font aussi les artistes pour le prix de leur tableau, qu'ils callent sur une facture de chauffage, faute d’autres éléments de comparaison.