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lundi 14 juin 2021

Les odeurs

 

Les odeurs
 
On connait tous le pouvoir d’évocation des odeurs
Instantanément nous nous retrouvons dans un lieu où la première fois nous avons identifié, reconnu, apprécié, une certaine odeur.
Bien sûr, c’est le phénomène de la madeleine de Proust. Pour moi ce qui marche le mieux, plus que le goût, c’est vraiment l’odeur. Et plus particulièrement celle d’une plante fleurie. Ainsi dès que je sens les fleurs du troène, je me retrouve dans le petit jardin de la rue du Dessous-des-Berges, à un point presqu’affolant. Je suis dans un endroit très précis de ce jardin près de la porte qui donne sur la rue, je regarde vers la cuisine, je suis presque sous le troène, après le cerisier, qui avait poussé contre le mur qui séparait le jardin de la rue, ses branches surplombant le trottoir. Ce cerisier ne donnait pas de cerises, il était un peu trop entouré, pas très bien exposé peut être, ou alors c’était un faux cerisier, un cerisier non greffé. Je ne me souviens plus trop. En tous cas il faisait des fleurs, et puis une fois je lui avais coupé la tête, car il faisait beaucoup d’ombre et de cette tête suspendue à l’envers j’ai fait une lampe qui est accrochée chez Anna, au plafond de sa cuisine, qui est très haut le plafond, au moins 4 ou 5 mètres. Pour Paris c’est pas mal. Le cerisier a ainsi retrouvé de la hauteur.
Pour revenir au troène, j’ai aussi ce souvenir de Ploum, mon chat gris avec le bout de la queue blanc, qui, tout petit encore, se baladait dans le jardin la nuit et montait tout en haut du troène. Puis, il revenait me voir dans mon lit en ronronnant, sa fourrure toute parfumée des fleurs de troène.
 
 
Je mets toujours du temps à me souvenir du nom de cet arbuste, pourtant très commun, mais pas vraiment considéré, dont on fait souvent des haies. J’ai alors essayé un moyen memo technique. Je me suis dit : troène, comme un trône pour Ploum. Nous avons tous nos odeurs-souvenirs et nos petits trucs mémoriels. Là dans ce petit jardin, l’arbuste avait pris des proportions assez importantes. Ploum pouvait en y grimpant accéder à un toit, puis à une petite terrasse, qui n’était pas trop utilisée, sauf pour faire sécher un peu de linge, et où de petits enfants jouaient de temps en temps dans une mini piscine en plastique bleu.
 
 
C’est avant-hier, que je me suis retrouvée dans mon ex-jardin parisien alors que j’étais en train de revenir du marché et de pousser mon vélo chargé de courses par un raccourci créé par les marcheurs, entre le chemin de halage du bord de Seine et la grand-route, dans un territoire où pratiquement personne ne marche, mais où, malgré tout, certains y sont obligés. Ce chemin est très étroit, pas entretenu sauf par les passages successifs des piétons. La flore y est très belle, contrairement aux abords des routes où une faucheuse est récemment passée à mon grand regret. Elle a fait disparaitre en deux temps trois mouvements toutes ces hampes de fleurs d’un bleu roi digne de Klein, vraiment magnifique et extrêmement lumineux. Puis les coquelicots bien sûr, et les orchidées sauvages. Autour de ce sentier ce sont des broussailles épaisses de ronces et d’églantiers qui s’en donnent à cœur joie, et aussi toutes ces fleurs que je reconnais sans connaitre leur nom, et que souvent je cueille pour en faire des bouquets ou même parfois que je j’arrache avec la racine afin de les planter chez moi. Tout le monde sait qu’il ne faut surtout pas transplanter les plantes quand elles sont en pleine floraison. Je le fais quand même et ça marche parfois, à force d’arrosages et de soins. Je me sens coupable de ne pas voir beaucoup plus loin que le bout de mon nez car je pourrai le faire en hiver en prévision, mais je n’y pense pas. Je ne peux pas m’empêcher de vouloir posséder les bouts de nature que je croise, sans doute pour créer une sorte de mini paradis dans mon jardin, une arche de Noé des plantes qui me paraissent devoir être sauvées... Mais surtout afin de pouvoir en profiter juste devant mes yeux.... (Pour être tout à fait honnête).
 
 
Je me disais aussi que la machine à remonter le temps pourrait être aisément fabriquée avec les odeurs. Je me retrouve aussi à Labatut-Rivière quand je sens le jasmin, celui dit « étoilé » qui parait-il n’est pas un vrai jasmin. Son odeur est vraiment forte, sucrée, capiteuse.
Son effet disparait plus vite que celui du troène, bien plus verte et fraiche, une odeur d’ombre, et non pas de soleil comme celle du jasmin gorgé de chaleur, car quand elle persiste, elle devient un peu écœurante, et perd de son pouvoir évocateur.
 
 
L’odeur qui me transporte à Villebrumier est celle de l’armoire à linge. Elle est bien plus difficile à trouver ailleurs puisqu’elle est spécifique à une certaine armoire, remplie de draps et de serviettes qui ont macéré longtemps dans cette armoire, et qui sans doute avant ont séché dehors au soleil, ou au vent, qui se sont eux-même imprégnés de l’odeur spécifique du paysage, puis du jardin autour de la maison.
Même le linge neuf de cette armoire prend instantanément son odeur, qui vient de ce linge ancien, des draps en lin immenses et lourds que ma mère n’utilise que rarement car un seul drap rempli entièrement le tambour du lave-linge, et elle considère c’est un peu trop de boulot de les laver, de les étendre et de les repasser. On ne donne plus son linge à laver comme autrefois, et ces draps anciens ont encore la marque au fil rouge cousu par la blanchisserie afin de pouvoir retrouver leur propriétaire.
 
 
Chaque armoire de Villebrumier a son odeur, même les grands placards de la salle à manger, l’un plein d’assiettes, de plats, de verres, de carafes et de quelques bouteilles d’alcool, et l’autre de nappes accompagnées de leurs serviettes de tables immenses, de bougies, et divers autres matériels à « recevoir ».
Lorsque l’on met le nez dans son assiette ou dans son verre on peut sentir cette odeur particulière hors du placard en question. Mais c’est le tissus qui garde le mieux les odeurs de ces placards et qui peut la transporter. C’est donc généralement lorsque j’emporte une serviette qui vient de Villebrumier que cette odeur de frais un peu humide, mitigée de vieux bois et d’histoires de famille me saute à la tête. Il faut que ce soit inattendu pour que l’effet soit intéressant. Pour que le transport « ailleurs » se fasse, et prenne toute son ampleur. Comme lorsque l’on sort de l’avion directement sur le tarmac, et qu’on se prend en pleine figure le vent chaud de la savane.
C’est comparable à un démarrage en trombe ou a une descente de montagnes russes, ces odeurs qui vous prennent et vous transportent.
Si nous n’avons pas la possibilité de retourner en ces lieux qui appartiennent à ces odeurs, comme par exemple le jardin de la rue du Dessous-des-Berges, c’est encore plus intéressant. Plus le souvenir est lointain et inaccessible, plus c’est spectaculaire.
 
 
Parfois je suis transportée dans des endroits vraiment étranges comme la chambre que j’ai habitée en Allemagne lors d’un séjour linguistique. C’était au sein d'une famille à Cologne, et je dormais dans la chambre du fils qui me l’avait laissée pour les quelques jours que je passais avec eux. Il y avait un grand Spiderman en carton grandeur nature, collé au mur au-dessus de mon lit, et un lavabo dans la chambre, avec une odeur de savon particulière. Ou, à côté d’un des buildings de Georgia Tech à Atlanta, le long duquel je marchais de qui sentait le métal. Pourquoi ces deux lieux auxquels je pense sont-ils réapparus souvent dans les odeurs que je croise alors qu’ils ne me semblent pas si importants que ça ?
 
 

Les odeurs, comme les mots en psychanalyse, si elles reviennent à la mémoire c’est qu’il y a sans doute quelque chose à débroussailler. Dans ces deux derniers endroits je n’ai pas spécialement envie de retourner. Je ne m’appesantie pas sur leur odeur si je la rencontre. Peut-être devrais-je ? En revanche celle du troène, je l’ai humée un bon moment sur ce sentier, et je me suis retrouvée longtemps rue du Dessous-des-Berges. 
J’étais étonnée de la persistance de l’effet.
 
 
Il faudrait que je travaille avec un parfumeur pour créer un caisson à odeurs dans lequel on s’immergerait en entier. Il y aurait tout un panel d’odeurs de base, classées par types. Les odeurs florales, de bois, de pierres, de terres, de machines, d’eaux, de fruits etc.. Il y aurait un bouton comme celui pour chercher les stations de radio, et dès qu’on tomberait sur une odeur qui nous transporte, on arrêterait de tourner le bouton. Puis on pourrait marquer le lieu correspondant une fois identifié. Au bout d’un moment on aurait une machine personnalisée pour voyager dans le temps. Après ça, puisqu’il y aurait un panel incroyable d’odeurs créées par le parfumeur, on pourrait mixer à l’infini toutes les odeurs et en créer de nouvelles, avec ce tableau de bord qui ressemblerait à une table de mixage. Des odeurs qui ne nous rappelleraient rien de particulier mais que l’on trouverait intéressantes. Et là miracle nous serions peut-être transporté dans le futur. Ou dans des lieux que l’on aurait aimés, même si nous n’y étions jamais allés. Ce serait un futur, ou même un passé conditionnel que l’on recréerait.
J’aimerais bien jouer avec cette machine à odeur et à voyager dans les temps incertains.
 
 
On ne peut pas savoir à l’avance quelle odeur particulière marquera tel lieu que l’on a habité tant que l’on est encore baigné dans ce lieu. Il faut s’en éloigner, puis retrouver l’odeur inopinément pour connaitre à quelle odeur correspond l'endroit. Mais certains lieux ont des odeurs que l’on n’a pas envie de retrouver.
 
 
Fifi a une odeur que j’adore. Elle sent le petit gâteau sec, le chaud, l’herbe, la terre parfois. Et l’endroit où cette odeur est le mieux gardée chez elle c’est entre ses coussinets. Cette odeur me rappelle celle avec laquelle je me rassurai quand j’étais petite, le nez au creux de mon bras. Fifi a la même odeur que mon enfance. Puis il y a toutes les odeurs que l’on ne perçoit pas et qui pourtant nous guident. On tombe généralement amoureux de quelqu’un dont on aime l’odeur. Les phéromones nous accrochent et nous envoutent sans que nous le sachions. Encore une fois les expressions populaires sont pleines de vérité, à un point qu’on n’imagine pas.
Quand « on ne peut pas sentir » quelqu’un, ça veut bien dire ce que ça veut dire.
Je me demande si on va pouvoir « numériser » les odeurs. J’espère que non car quand même, tout ce qui est numérisé manque d’âme. Déjà il y a de fausses odeurs partout. La pire je crois, c’est celle de l’arbre magique dans les voitures. Sucraillée, elle me donne envie de vomir instantanément. J’ai du mal à comprendre pourquoi cette chose en forme de sapin que l’on voit pendre au rétroviseur intérieur des voitures a un tel succès.
 
 
En ce moment puisqu’il a beaucoup plu en mai et que les plantes se sont gorgées d’eau, et puisque maintenant il fait beau et chaud et que c’est justement le printemps, c’est un festival de senteurs que je vais avoir du mal à abandonner alors que je dois prendre la route. De ma table, je sens l’odeur fraiche, citronnée et légèrement sucrée des ombelles de sureau dont j’ai fait un bouquet hier, et du vin l’année dernière. Un vin qui pétille un peu. Il faut le boire très frais, il ne se garde que quelques mois. Puis je perçois aussi les vagues de fragrance du chèvrefeuille qui cette année, sent un peu la noix de coco. Je ne l’avais jamais senti de cette façon. Je pars retrouver d’autres odeurs mais j’ai du mal à quitter celles-là car je sais qu’en rentrant elles auront disparu.
 
 
« Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. »