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jeudi 11 juillet 2019

Pourquoi j'ai construit une fusée.





Art et espace, ou pourquoi j'ai construit une fusée.




En 1969, j'ai été très impressionnée par les premiers pas sur la Lune. Nous n'avions pas la télévision, mais je me souviens des images dans « Paris Match ». C'était l'été, j’avais 6 ans, nous étions en vacances, il faisait chaud, et je feuilletais le magazine à plat ventre sur le tapis du salon dans la pénombre de la pièce fraîche, aux volets à moitié fermés ...


Puis, après les vacances à Paris, un soir en rentrant du boulot, mon père nous a rapporté de grandes feuilles de papier pour dessiner. Il était architecte et travaillait à construire une usine qui fabriquait du papier. Les formats, puisqu’ils provenaient des fins de rouleaux, étaient vraiment inusuels, très longs et étroits. Ils auraient pu m’inspirer pour dessiner des paysages qui se seraient étalés sur toute la longueur, mais au lieu de ça, j'ai dessiné des fusées Apollo verticales, presqu’aussi hautes que moi, en train de décoller. Chacune occupait tout l'espace du papier. J’en ai dessiné plusieurs, avec leur numéro qui se succédaient...

 


Juste après cette période Apollo, Il y a eu un événement dramatique qui a bouleversé la vie de la famille. Mon frère de trois ans, en plein été s’est noyé dans la piscine, celle que mon père avait lui-même construite. 

Alors je suis passé à autre chose, à essayer de survivre sur terre plutôt que de partir dans l'espace…

J'ai fait des études et je suis devenu architecte. Un architecte s’ancre dans le sol, il est un peu le contraire d’un astronaute, qui lui aspire à s’en détacher. 

Puis, en 2008, j'ai décidé d’un coup d'arrêter l'architecture et de me consacrer à l’art. J’ai eu l’impression de reprendre mon projet artistique là où je l’avais laissé 36 ans auparavant, 36 chandelles qui m’avaient peut-être complètement étourdie. 


Je n'ai pas compris au début ce qui m'avait amenée à construire une fusée. Mais comme ce changement de vie s'est accompagné d'un déménagement, et que la maison que nous avions achetée était vraiment au milieu de nulle part, j'ai fini par comprendre que la fusée, construite même avant de commencer les moindres travaux dans la maison qui en avait pourtant vraiment besoin, avait atterrit là. D'ailleurs, en premier, j'ai passé un temps fou à faire une piste d’atterrissage : à piocher pour enlever l'herbe, puis à creuser le sol, et étaler des cailloux blancs sur un cercle bien circonscrit de 4 ou 5 mètres de diamètre. Puis avec des bouts de ferrailles et des tôles diverses trouvés sur place dans les granges, j'ai construit cette fusée. Uniquement avec des matériaux de récupération. J'ai réfléchi à cela aussi et je me suis dit que si j'utilisais des matériaux de récupération c'était parce que je ne pouvais pas faire autrement, parce que je me suis senti comme sur une île déserte, et que je n'avais pas le choix.


J'aime beaucoup l'aphorisme de Pierre Rabhi, qui a vécu dans une oasis et qui dit que la Terre, la planète Terre, est comme une oasis au milieu de l'espace vide et glacé. Que ses ressources devraient être traitées de la même façon que lorsque l’on vit dans une oasis, avec parcimonie, respect, et sans gâchis. Que c'est une question de survie.


Je pense que l'art pour moi en est aussi une, de question de survie.


L'espace pour un artiste c'est forcément l'exploration. L'exploration de soi-même en général, car en tant qu’artiste, c'est son monde que l'on représente et que l'on veut faire partager. Son monde, sa propre vision du monde. C'est à dire soi.


L'exploration de soi, est infinie. Comme l'espace. On peut dire que dans mon cas, c'est la fusée qui est un vecteur de l'exploration de mon monde intérieur. Elle m'en donne les moyens. L'espace que l'on voit mais qu'on ne peut toucher est un tremplin formidable pour l'imagination. Pour créer on a besoin d'un point de départ : la Lune, les planètes, les étoiles sont là, on les voit. Car l'imagination se construit à partir de quelque chose, s’agglomère, se cristallise comme peut-être se forme une planète. L'espace nous laisse libre d'imaginer, puisqu'on ne le connaît pas, ou très peu. On est alors libre de créer ce que l’on imagine. 


En revanche, on n’est sans doute pas très libre dans l'espace en tant qu'astronaute, on est même très confiné, ce qui est en fait paradoxal. Mais, on peut partir en fusée et regarder les choses de loin, regarder la terre par le hublot, et voir comme elle est seule et fragile.


Créer c'est sortir des choses de soi et en les extériorisant, on prend du recul sur soi. On a alors la possibilité de regarder ce que l'on est, on a alors un regard « détaché » sur l'œuvre, au-dessus de sa feuille de dessin, devant sa toile, sa sculpture, sa vidéo. C'est pour ça que les ateliers d'artiste avaient des balcons intérieurs, pour regarder de haut et donc de loin ce que l'on avait fait. On voit donc avec recul un monde qui nous ressemble, qui est un reflet de soi, et que l'on peut ainsi faire partager.


L'art est une introspection, même s’il est rarement compris comme une discipline introspective.


Créer c'est aussi une façon de ne pas mourir. De laisser des choses après soi. Ou en vrai, ou dans les autres, qui les ont vues et intégrées en eux.


Et dans l'espace, il y a la mort. Comme disait Tournesol dans l’album de Tintin « On a marché sur la Lune » : «…dans quelques minutes, ou bien nous marcherons sur le sol de la Lune, ou bien nous serons tous morts. C'est merveilleux ! »


C'est dans l'espace, dans le « ciel » que l'on imagine la mort, ou le paradis, pour ceux qui y croient, et c'est aussi là que siègent la plupart des dieux et des déesses.


L'exploration de l'espace nous aide à exorciser la mort. On est minuscule, insignifiant, et à l'échelle de l'univers, on n’a pas beaucoup d'importance. Parler de la mort, voir la mort, faire des choses dangereuses, l'approcher, nous permet de l'exorciser.


L'art est une discipline « dangereuse », non seulement par l'implication de son corps dans la fabrication de l'objet, mais aussi parce qu'en s'explorant on prend des risques de comprendre sur soi des choses que l’on n’a pas forcément envie de voir. Et comme astronaute, en partant dans une fusée, pas besoin de le dire là que c'est très périlleux, tout le monde le comprend.  Donc on rend la mort plus familière, et à la fin on en a peut-être moins peur.


Mais c’est le rêve et l’imagination, qui, alimenté par l’exploration artistique (ou spatiale !), nous fait vivre et avancer.